L’histoire humaine est jalonnée de paradoxes tragiques. Parmi eux, l’un des plus douloureux est sans doute celui d’un peuple ayant connu l’indicible, qui devient à son tour source de souffrance pour un autre. Depuis la Shoah, la mémoire du génocide nazi, six millions de Juifs exterminés dans les camps de la mort, est gravée dans la conscience collective mondiale. Cette horreur absolue a façonné l’histoire contemporaine, bouleversé l’ordre international et conduit, en 1948, à la création de l’État d’Israël. Pour beaucoup en Occident, cette création représentait une forme de réparation morale, un refuge légitime pour un peuple longtemps persécuté.
Soixante-quinze ans plus tard, la réalité a pris une tragique tournure inverse avec des images en provenance de Gaza montrent un peuple assiégé, bombardé, affamé. Des enfants meurent, des familles sont décimées, des quartiers entiers disparaissent. Comment ne pas s’interroger ? Comment un peuple né de la mémoire du génocide peut-il infliger, à son tour, une telle détresse à d’autres êtres humains ?
Depuis des décennies, l’Occident a soutenu Israël coûte que coûte. La culpabilité historique liée à la Shoah, mais aussi les liens géopolitiques, économiques et stratégiques, ont conduit les grandes puissances à fermer les yeux sur les dérives d’un État devenu, au fil du temps, une puissance militaire régionale redoutable. Or, ce soutien inconditionnel semble aujourd’hui se heurter à une réalité que nul ne peut plus ignorer : la souffrance d’un peuple palestinien pris en étau entre l’occupation, le désespoir et la mort. Sans remettre en cause le droit d’Israël à exister ni sa légitime préoccupation pour la sécurité de ses citoyens, il interroge cependant profondément le sens moral de ses actions. Peut-on justifier la destruction de Gaza au nom de la défense d’un territoire ? Peut-on parler de sécurité quand des centaines de milliers de civils, dont une majorité d’enfants, sont les victimes d’une guerre sans issue ? La tragédie actuelle révèle un drame plus universel : celui de la mémoire qui se fige et se transforme en arme. La Shoah, tragédie fondatrice du XXe siècle, aurait dû être un rempart contre toute forme de barbarie future. Elle aurait dû servir de leçon absolue : plus jamais ça, mais l’histoire montre que la mémoire, lorsqu’elle devient idéologique, peut perdre son sens. En Israël, la mémoire de la persécution a nourri une identité collective marquée par la peur, la méfiance et la volonté de ne jamais plus subir. Cette posture, compréhensible à l’origine, s’est peu à peu muée en une logique de domination et de défense absolue, justifiant l’injustifiable.
Le philosophe Primo Levi, rescapé d’Auschwitz, écrivait : « Il est arrivé, donc cela peut arriver à nouveau. » Mais il ajoutait aussi : « Celui qui nie Auschwitz est prêt à recommencer Auschwitz. » Ce que nous voyons aujourd’hui n’est certes pas la Shoah, mais c’est une déshumanisation qui y fait écho. Détruire des vies civiles, nier la souffrance de l’autre, c’est déjà renier l’essence même de l’humanité. Le drame palestinien n’est pas seulement politique ; il est moral, existentiel. Il pose une question vertigineuse : comment un peuple ayant tant souffert peut-il, à son tour, infliger la souffrance ? Comment la victime d’hier peut-elle devenir le bourreau d’aujourd’hui, tout en restant persuadée de sa légitimité ? Peut-être parce que le traumatisme, lorsqu’il n’est pas guéri, engendre la peur ; et que la peur, lorsqu’elle devient identitaire, justifie la violence. Ce cycle infernal ne trouvera d’issue que lorsque les mémoires blessées accepteront de se regarder en face, non pour se comparer mais pour se reconnaître. Car la souffrance n’a pas de hiérarchie. Les enfants de Gaza ne sont pas responsables du passé et les civils israéliens ne méritent pas de vivre dans la peur, mais l’humanité tout entière a le devoir de regarder cette tragédie en face et de dire : cela doit cesser.
Lorsque la victime devient bourreau, c’est l’humanité entière qui vacille. Car à travers ce miroir tragique, c’est notre propre conscience collective qui est mise à l’épreuve. L’histoire nous enseigne que nul n’est à l’abri de la barbarie, ni les oppresseurs, ni les opprimés d’hier. Et si nous fermons les yeux aujourd’hui, c’est que nous avons déjà oublié ce que « plus jamais ça » voulait dire.
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