L’Iran, à la croisée des routes et des mondes

17 septembre 2018

L’Iran, à la croisée des routes et des mondes

Rédacteur : Patrick Ringgenberg

L’accord sur le nucléaire signé en été 2015 a donné l’espoir d’une normalisation des relations, politiques et commerciales, entre l’Iran et les puissances occidentales. Mais d’un pays – l’Iran, longtemps appelé « la Perse » –, marginalisé et ostracisé depuis la Révolution islamique de 1979, que savons-nous, et surtout que pouvons-nous savoir, au-delà des discours officiels, des imageries touristiques, des dramatisations journalistiques, et alors que les études universitaires de terrain manquent ? Car le pays est complexe : par son histoire (berceau des premières civilisations sédentaires, il fut iranisé au moins dès le VIe siècle avant notre ère), sa situation géographique et géopolitique (carrefour entre Occident et (Extrême)-Orient), sa mosaïque ethnique (lieu de passages et de synthèses, le Plateau iranien a vu se mêler Iraniens, Turcs, Arabes, Mongols), ses contrastes (villes-campagnes, centres-marges, est-ouest), sa dynamique culturelle enfin.

Depuis des siècles, une tripolarité anime l’identité des Iraniens : la culture iranienne, cristallisée en nationalisme au XXe siècle, l’Islam chiite, veiné de mystique poétique, et l’influence occidentale, persistante en dépit de l’anti-américanisme parfois affiché. Ces trois sphères culturelles ne cessent de s’interpénétrer, de s’influencer ou s’éclipser mutuellement en une dialectique vivante, variable dans le temps et l’espace et selon les groupes sociaux, et par là, difficilement prévisible et conceptualisable.

Trente-huit ans de République islamique, entrelacs paradoxal de démocratie et d’autoritarisme politico-religieux, ont également engendré des situations culturelles et psychologiques inédites. Les crises d’identité, les fossés générationnels, les polarisations sociales et religieuses, la « schizophrénie culturelle » (Dariush Shayegan) ont été avivés, transformés ou compliqués par l’isolement du pays, les mutations sociales, les bouleversements politiques.

L’Iran n’est pas une autre planète, mais c’est un pays certainement différent, à la fois Orient et Occident, et autre chose encore. Pour qui veut l’approcher, on ne peut que recommander l’immersion longue, humble et patiente. D’un bref séjour en Iran, ébloui par la beauté du pays et l’accueil des gens, on peut croire (presque) tout comprendre ; mais c’est en affrontant au quotidien les dédales « soviétiques » de l’administration, la versatilité des rapports humains et des situations, la multi-dimensionnalité des codes sociaux, que l’on prend la mesure des montagnes à déplacer et de l’épaisseur du « vrai » Iran. L’hospitalité chaleureuse et l’intelligence relationnelle des Iraniens peuvent en effet donner l’impression d’une société accueillante et aisée d’accès, alors que la vie sociale est un tissu complexe et moiré, car structurée en réseaux, strates et cloisons, fortement polarisée entre sphère publique (avec des comportements dictés, formels, politiques, religieux) et sphère privée (où tout est potentiellement permis, mais néanmoins veinée de codes, de non-dits, de tabous).

Comme les faïences embellissant les murs de brique, le raffinement des convenances et les matrices familiales cachent volontiers la dureté des relations et les personnalités multiples de chacun. La politesse iranienne est une danse des voiles autant qu’une langue à clés : parler le persan est bien sûr nécessaire, mais savoir écouter et connaître symboles, gestes et poésie peut être plus essentiels encore. Le temps iranien a aussi sa propre temporalité, faite de contrastes forts – une vision à court terme heurtant la lenteur administrative ou traditionnelle –, et dans laquelle il faut savoir se fondre, pour accepter que « demain » signifie demain, après-demain ou jamais. L’Iran est un pays de physique « quantique » : une porte peut être simultanément fermée et ouverte, un oui pose parfois problème, un non n’est pas toujours négatif. Il est également un pays d’inattendu ou de « miracles » : les solutions apparaissent quand tout semble perdu ou impossible.

Aux difficultés culturelles, il conviendra d’ajouter celles liées au système politique et idéologique contemporain, à des problématiques sociales et quasi structurelles (corruption, népotisme, clientélisme, censure), et à la conjoncture actuelle, qui voit une République islamique affronter un paradigme nouveau : établir des relations plus ouvertes avec un Occident perçu comme impérialiste, et qui, en effet, depuis le début du XIXe siècle, n’a eu de cesse de vouloir contrôler la région par la force ou par de troubles jeux diplomatiques. Pour autant, ces difficultés ne devraient pas décourager les investisseurs ou les entrepreneurs.

Outre ses richesses naturelles (pétrole, gaz, métaux) et humaines (une population jeune, éduquée et talentueuse), l’Iran est également le seul pays stable de la région : ses voisins, de l’Irak à l’Asie centrale, sont des nations artificielles ou récentes, alors que l’Iran tient sa vitalité identitaire d’une histoire profonde et d’une culture durable. Ces racines font la force de son présent et, plus même que les ressources naturelles, elles assurent son avenir dans une mondialisation qui divise autant qu’elle unit.

A propos de l’auteur

Diplômé en cinéma (ESBA), diplômé en sciences religieuses (EPHE), docteur en histoire (UniGe), Patrick Ringgenberg est auteur d’un ouvrage sur l’Iran. Ses travaux portent principalement sur les arts islamiques et la culture iranienne.

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