Interview Mme Patricia Francis- Ancienne Directrice Exécutive de l’International Trade Center (ITC))
Monde Economique La mondialisation de l’économie, dopée par la libéralisation des échanges, a largement marginalisé les pays les moins avancés. L’intégration rapide de ces pays dans l’économie globale était-elle une erreur?
Patricia Francis La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau. Elle existait il y a bien longtemps sous une forme ou sous une autre avant. Elle a débuté avec Marco Polo, Christophe Colomb, la Route de la Soie, la traite négrière transatlantique pour ne citer que ces quelques exemples. Le canal de Suez et le canal de Panama ont transformé les routes commerciales et la conteneurisation du fret a permis le commerce mondial tel que nous le connaissons aujourd’hui, avec la possibilité de transporter d’imposants volumes de marchandises à travers le monde.
En ce qui concerne l’intégration des pays en voie de développement, les anciennes colonies européennes étaient traditionnellement les premiers fournisseurs des pays colonisateurs pour les produits de base. Les accords commerciaux étaient établis en contrepartie de produits finis et de services venant d’Europe. En Afrique par exemple, nous constatons que des infrastructures commerciales ont été mises en place afin de transporter les marchandises vers le port le plus proche alors qu’il y a très peu d’infrastructures pour les échanges régionaux.
Les pays essaient aujourd’hui de combler leur retard et mettent en place des chaînes d’approvisionnement régionales, mais cela suppose des investissements substantiels dans les infrastructures pour pouvoir mener à bien des tâches plus sophistiquées et se conformer aux règles du système commercial moderne.
Je dirais que les pays en voie de développement n’ont pas été intégrés dans l’économie mondiale, ce qui a participé à leur marginalisation. Ce que nous faisions au Centre du Commerce International (ITC) et le travail que je fais moi-même depuis mon retour en Jamaïque est d’aider les pays à développer leurs capacités commerciales et surtout permettre au secteur privé à tirer profit des marchés régionaux et mondiaux. L’investissement étranger direct est également un élément essentiel pour aider les pays à introduire de nouvelles technologies, à créer des liens mondiaux et ajouter une saine concurrence dans les marchés. Les pays en voie de développement qui réussissent à réduire la pauvreté ont utilisé cette approche. Le grand défi est de s’assurer que le commerce favorise à plus grande échelle la non-exclusion et que les femmes, les jeunes et les minorités aient des opportunités d’emploi ou deviennent des entrepreneurs et créent de la richesse.
Monde Economique Pendant de nombreuses années, vous étiez à la tête de l’ITC et étiez pleinement immergée dans le système économique actuel. Pensez-vous que les règles en vigueur à l’OMC favorisent le développement économique durable dans les pays pauvres?
Patricia Francis Oui, je reste persuadée que le système de l’OMC (WTO) a favorisé de manière constante le développement durable à travers des règles basées sur un système qui fournit ordre et prédictibilité. Sans un tel système, il y aurait du chaos et la situation des pays les plus fragilisés serait bien pire encore. Pouvez-vous imaginer ce que cela signifierait si les pays les plus puissants pouvaient discriminer à volonté? Grâce à un processus de négociation pour réduire ou éliminer les disparités commerciales, les pays en voie de développement peuvent s’exprimer concernant la façon dont le système fonctionne. Néanmoins, la réalité de l’OMC (WTO) est que certains changements de règles qui auraient dû aider les pays en voie de développement ont été contrecarrés par une simple défense du status quo ainsi que par les résistances aux changements proposés dans l’Agenda de développement de Doha (DDA).
Monde Economique Pour protéger leurs producteurs, de nombreux pays industrialisés subventionnent massivement leur agriculture. Or, ces politiques d’aide portent atteintes aux intérêts des pays pauvres. Pourquoi tolère-t-on encore ces pratiques?
Patricia Francis L’OMC prend des décisions par consensus et il ne s’agit pas simplement de «tolérer» les subventions, mais plutôt de négocier un accord qui permette le « win-win » pour tous. En effet beaucoup voient le défi de l’agriculture comme la principale raison de l’échec de l’agenda de développement de Doha (DDA). Les subventions à l’exportation sont concentrées sur un nombre limité de produits, les mêmes quatre produits qui bénéficient d’ailleurs d’un soutien intérieur : les céréales, la viande, les produits laitiers et le sucre englobent le 80% du total des subventions à l’exportation.
Toutefois, pour des pays tels que le Bénin, le Burkina Faso, le Tchad, le Mali, le Rwanda, l’Ouganda et le Zimbabwe, 60% à 80% des exportations sont subventionnées par un ou plusieurs États membres de l’OMC (WTO). Ces pays ont aussi un accès préférentiel au marché européen, mais la suppression des subventions ne se traduira pas immédiatement par une production compétitive des pays en voie de développement. Les défis tels que le faible rendement, une technologie déficiente et le manque d’infrastructures de qualité impactent le coût de production et doivent être améliorés si ces pays veulent devenir compétitifs.
Monde Economique Le fonctionnement de l’économie mondiale montre clairement que les politiques appliquées sont imposées du haut vers le bas. Les pays pauvres, puisqu’ils votent à l’OMC, ont-ils une chance de définir eux-mêmes leurs priorités de développement?
Patricia Francis L’OMC (WTO) ne prend pas de décisions par vote mais par consensus. De par ce principe de consensus, les pays en voie de développement peuvent et ont empêché l’Organisation à prendre des décisions car elles étaient contraires à leurs intérêts, par exemple Cancun et Genève 2008. Bien que les pays à faibles revenus n’aient pas le même pouvoir décisionnel que les pays développés, l’OMC (WTO) les aide à développer leurs priorités en leur donnant un droit à la parole. Un bon exemple est celui de l’Accord sur la facilitation du commerce où l' »African Caribbean et Pacific » Group (ACP) s’étaient réunis afin de déterminer quel genre d’accord ils souhaitaient conclure. Ils sont allés à la table des négociations avec une proposition bien conçue qui a fini par être le fondement de l’accord de Bali en 2013.
Les organisations comme l’OMC (WTO), la CNUCED et le CCI (ITC) reconnaissent la nécessité de soutenir les pays en voie de développement afin de les aider à acquérir la capacité à devenir des membres à part entière de l’OMC (WTO) en mettant à leur disposition un budget annuel de plus de 50 millions de francs avec l’habilitation de passer de membres passifs à membres actifs à l’intérieur de l’OMC (WTO).
Monde Economique La mondialisation est-elle salutaire pour les pays pauvres?
Patricia Francis La Corée du Nord me vient à l’esprit quand je pense aux pays qui ont choisi de ne pas faire partie de la mondialisation. Bien que la mondialisation ne soit pas un système parfait, elle nous relie par le biais du commerce mondial et des services financiers qui agissent comme des lubrifiants aidant nos économies à avancer. Le grand défi des pays en voie de développement est de s’assurer que les systèmes de soutien qui permettent aux économies de marché de foncti
onner, soient en place et que l’organe de réglementation assure le fair-play de tous ainsi qu’une saine concurrence. Cela exige également une politique qui mène à une croissance inclusive avec un filet de sécurité sociale susceptible de soutenir ceux qui sont les plus vulnérables dans la société.
Comme nous pouvons l’imaginer, les pays qui ont des services publics déficients exigent une période de transition plus longue pour devenir une économie de marché fonctionnant de manière satisfaisante. Ce système commercial appelé « traitement spécial et différencié » permet une période d’ajustement plus longue avant l’application des règles mondiales pour le pays concerné. Nous ne pourrions imaginer de perspectives pour la plupart des pays en voie de développement s’ils n’avaient de la nourriture pour soutenir leur population ou sans livraisons de fournisseurs étrangers de biens, de services et de technologies afin de maintenir des niveaux même modestes de croissance et de progrès. Il faudrait une approche plus inclusive du développement et une diminution de la disparité des échanges ; il faudrait également que tous les pays deviennent responsables de leur avenir et s’associent avec d’autres partenaires pour atteindre leurs buts et leurs objectifs.