La décision de la Suisse d’acquérir des avions de combat F-35 américains a suscité de vifs débats, tant au sein de la classe politique que dans l’opinion publique. Présenté par les autorités comme le choix le plus performant sur les plans technologique et opérationnel, ce contrat interroge pourtant profondément la cohérence stratégique du pays, notamment au regard de son positionnement historique de neutralité, de son indépendance militaire et du contexte géopolitique actuel, marqué par une instabilité croissante.
L’un des principaux points de friction réside dans le coût élevé du F-35. Bien que les autorités aient longtemps soutenu que l’appareil américain était, à long terme, plus économique que ses concurrents européens, de nombreux experts contestent cette affirmation. Le prix d’acquisition n’est qu’une partie de l’équation : les coûts réels se situent dans la maintenance, les mises à jour logicielles, la formation des pilotes et l’exploitation sur plusieurs décennies. Or, sur ces aspects, le F-35 figure parmi les avions de combat les plus onéreux au monde. Plusieurs pays acquéreurs ont d’ailleurs revu à la hausse leurs budgets initiaux, confrontés à des dépassements importants. À l’inverse, la Suisse aurait pu se tourner vers des appareils européens, tels que le Rafale français, l’Eurofighter ou le Gripen suédois. Ces alternatives présentent non seulement des coûts globalement plus maîtrisés, mais aussi l’avantage d’un partenariat industriel et stratégique européen, plus cohérent avec l’environnement sécuritaire immédiat du pays. Le choix du F-35 apparaît ainsi comme un signal politique fort, privilégiant un alignement transatlantique plutôt qu’un ancrage régional.
Cette orientation soulève une question cruciale : celle de l’autonomie de décision. Le F-35 est un avion hautement numérisé, dont les systèmes, logiciels et données sont étroitement contrôlés par les États-Unis. Concrètement, la maintenance lourde, certaines mises à jour et même l’utilisation opérationnelle de l’appareil sont soumises à l’aval de Washington. En cas de désaccord politique, de tensions diplomatiques ou de priorités stratégiques divergentes, la Suisse pourrait se retrouver limitée dans sa capacité à disposer librement de ses propres avions de combat, une situation difficilement conciliable avec l’idée d’une défense nationale indépendante. Cette problématique prend une résonance particulière alors que les États-Unis semblent progressivement se détourner de l’Europe. Depuis plusieurs années, leurs priorités stratégiques se déplacent vers l’Indo-Pacifique, la rivalité avec la Chine et les enjeux internes. Les signaux envoyés par différentes administrations, y compris lors de crises récentes, montrent que l’engagement américain en Europe n’est plus inconditionnel. Dans ce contexte, renforcer un lien militaire avec un partenaire dont les priorités évoluent pose question.
La guerre en Ukraine a certes ravivé l’importance de l’OTAN et du lien transatlantique, mais elle a aussi mis en lumière la nécessité, pour les pays européens, de renforcer leur autonomie stratégique. La Suisse, bien que non membre de l’Alliance atlantique, évolue dans ce même environnement sécuritaire. S’engager sur plusieurs décennies avec un système d’armement dépendant d’un acteur extérieur, alors que la géopolitique mondiale devient de plus en plus imprévisible, peut apparaître comme un pari hasardeux.
Le débat autour des F-35 dépasse ainsi la simple comparaison technique entre appareils. Il engage la conception même de l’indépendance, de la neutralité et de la place de la Suisse dans un monde où les certitudes stratégiques d’hier ne sont plus garanties. La neutralité n’implique pas l’isolement, mais elle suppose une capacité à décider de manière autonome. Dans un monde marqué par des alliances fluctuantes, des rapports de force mouvants et une instabilité durable, la question n’est pas seulement de disposer du « meilleur avion », mais de savoir auprès de qui, et à quel prix politique, la Suisse choisit de l’acheter.
Retrouvez l’ensemble de nos articles Dirigeant