Les économies développées ont remarquablement résisté à la forte hausse des taux réels depuis 2022 (qui devrait culminer en 2024 avec une normalisation des taux japonais). Cependant, nous ne croyons pas à la thèse d’un taux neutre structurellement plus élevé. Au contraire, la transmission du choc de taux aux économies a été ralentie par des facteurs transitoires qui s’épuiseront dans le courant de l’année 2024. La perte d’altitude graduelle devrait donc se poursuivre au premier semestre 2024, suivi d’un atterrissage récessif au second semestre, initié aux États-Unis.
Aux États-Unis et en Europe, le processus récessif passe par la compression des marges bénéficiaires. Hausse des pertes d’emplois définitives et remontée des défauts de paiement (ménages et entreprises) attestent de sa mise en branle. Toutefois, la cinétique du mouvement est entravée par des facteurs exogènes. Du côté des entreprises, une trésorerie abondante protège les marges du choc d’un refinancement à taux plus élevés ; par ailleurs, le fort rebond de l’immigration fait baisser la pression sur les salaires dans le secteur des services. Du côté des ménages américains, les taux d’épargne sont maintenus artificiellement bas par l’excès de liquidités et des patrimoines toujours gonflés par des valorisations dopées au « Quantitative Easing ».
La complaisance des marchés peut s’expliquer par la structure en « barbell » des canaux d’endettement post-Covid : les nouveaux crédits se concentrent entre dettes souveraines du G10 (réputées sans risques) et dettes privées non-soumise à la pression du « mark-to-market ». Ce grand écart freine la propagation des défauts dans le système, mais au prix d’une réduction des marges de manœuvre de la politique économique (déficit budgétaire) et de la capacité à assainir les bilans une fois la crise venue.
La hausse de l’immigration et la compression des primes de risque financier ont joué un rôle positif majeur dans l’atterrissage en douceur qui a prévalu en 2023, mais au prix d’une aggravation de la crise du logement (prix inabordables), une intensification des inégalités et un rebond des récupérations identitaires. Autant de griefs qui feront le jeux des forces populistes lors de prochains scrutins (parlement européen, présidentielle américaine), avec pour conséquence l’accélération de la mise en œuvre de politiques inflationnistes en réponse à la récession (largesses fiscales, protectionnisme, fermeture des frontières).
En Chine, le trou noir de l’immobilier plombe toujours la confiance des investisseurs privés comme internationaux. La succession de mini-plans de relance et la récente détente géopolitique avec les États-Unis devraient suffire à stabiliser la croissance autour de 4 % au premier semestre 2024. Un retour à une croissance plus politiquement acceptable de 5% exige un abandon du gradualisme au profit d’une approche holistique combinant restructuration de toutes les dettes liées à l’immobilier (y compris celles des autorités locales et des LGFV[1], leurs véhicules de financement ad hoc), nationalisation des pertes, recapitalisation des banques et relance de la consommation privée. Un tel « saut quantique » dans la conduite de la politique économique prendra du temps en raison de sa complexité et des résistances qu’il suscite parmi les dirigeants locaux.
L‘atterrissage au ralenti de l’économie mondiale au cours du premier semestre 2024 et les craintes grandissantes de récession à mesure que l’année avance exigent des gérants actifs qu’ils soient en mesure de réallouer rapidement leurs portefeuilles. Et pour les autres la recherche de stratégies aux profils asymétriques dans la construction de portefeuille.
Les marchés obligataires évaluent le taux d’atterrissage de la politique monétaire américaine à 4% pour le prochain cycle d’assouplissement de la Fed, ce qui semble contradictoire avec le ralentissement de l’économie à venir et la désinflation cyclique actuelle. Si ce contexte est favorable aux emprunts d’État, il est important d’éviter à la fois tout pari sur le « timing » des baisses de taux à venir et également d’être trop largement exposé aux incertitudes liées à la prime de terme.
En effet, les marchés semblent faire preuve d’ « optimisme » en anticipant des baisses de taux dès le printemps 2024 – et donc les maturités de court terme (0 à 2 ans) pourraient être à risque. Quant aux maturités de long terme, leur trajectoire est liée à celle des émissions obligataires nécessaire au financement de déficits grandissants – et ils ne peuvent être indéfiniment absorbés par les marchés obligataires dans un monde où l’appétit pour ces obligations à long terme est moindre que par le passé. Ainsi, les obligations cœur de maturités cinq ans semblent particulièrement attractives. Et plus particulièrement en zone euro, du fait d’une croissance anémique.
La lente décélération de la conjoncture, qui mènera à la récession au second semestre, implique que les marchés du crédit conserveront leur première place en termes de rendements ajustés des risques au cours des prochains trimestres.
Les marchés de crédit offrent des niveaux de rendements qui demeurent attractifs, laissant présager des performances à venir équivalentes, mais permettant également d’absorber de moins bonnes nouvelles si elles venaient à se matérialiser. Dans cet environnement économique, les secteurs à privilégier (services financiers, énergie et crédit structuré) sont ceux au sein desquels les émetteurs sont habitués à évoluer dans un monde où le coût du capital est élevé. A mesure que l’année avancera, les investisseurs devront soit accepter une certaine volatilité, soit être en mesure de protéger leur portefeuille contre un retour de l’aversion au risque.
Après la course folle des 7 Magnifiques[2] en 2023 sur les marchés actions, les conditions semblent réunies pour voir une diversification des moteurs de la performance. Une si forte concentration des performances sur un si faible nombre de valeurs exige une forme de prudence. Et la baisse des taux induit des opportunités sur les marchés d’actions également.
La mise en œuvre d’une stratégie de « barbell » pour se désensibiliser des valeurs les plus prisées est judicieuse. Ainsi nous privilégions une allocation sur des secteurs défensifs à l’instar de celui de la santé ou de la consommation de base d’une part, et d’autre part réallouons du capital vers des actifs à fort potentiel comme les marchés émergents.
Les marchés émergents sont particulièrement adaptés à la diversification des moteurs de performance, notamment soutenus par la faiblesse du dollar et par la stabilisation attendue de l’économie chinoise. Des marchés trop longtemps délaissés offrent de réelles opportunités notamment en Asie ou encore en Amérique Latine, où les termes de l’échange sont favorables aux monnaies locales. »
[1] Local Government Financing Vehicle – véhicule de financement des collectivités locales chinoises
2 Amazon, Alphabet, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia, Tesla
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