À la place de faire exploser des bateaux, de traquer et de tuer des pseudo narco-trafiquants, ne vaudrait-il pas mieux engager une réflexion profonde sur ce qui ne fonctionne plus dans nos sociétés ? La question dérange, car elle oblige à déplacer le regard. Elle nous invite à quitter le terrain spectaculaire de la répression pour entrer dans celui, plus inconfortable, des causes profondes. Car derrière chaque réseau criminel démantelé, derrière chaque opération musclée présentée comme une victoire, une réalité demeure : le système qui produit ces dérives reste intact.
La lutte contre le trafic de drogue est souvent abordée sous l’angle de la force. Elle rassure l’opinion publique, donne l’illusion d’un État fort, d’une réponse claire à un problème complexe. Mais à force de frapper les symptômes, on oublie d’interroger la maladie. Pourquoi, malgré des décennies de politiques répressives, le phénomène ne recule-t-il pas ? Pourquoi trouve-t-on toujours autant de personnes prêtes à risquer leur vie, leur liberté, parfois leur dignité, pour s’inscrire dans ces économies parallèles ?
La réponse dépasse largement le cadre du crime organisé. Elle touche au fonctionnement même de nos sociétés. Une promesse de réussite offerte à tous mais accessible à quelques-uns fabrique inévitablement de la frustration. La valorisation de la performance, de la vitesse, de la possession, tout en laissant de côté une partie de la population, crée un terrain fertile pour les échappatoires. Lorsque les perspectives se ferment, lorsque le sentiment d’inutilité sociale s’installe, les refuges artificiels deviennent des alternatives. Ces refuges prennent plusieurs formes : la drogue, l’alcool, les écrans, les jeux, ou l’économie illégale. Autant d’échappatoires face à une réalité perçue comme trop dure, trop vide ou trop inaccessible. Derrière l’addiction, il y a souvent une quête de sens, une tentative maladroite de combler un manque. Derrière le trafiquant de bas étage, il y a parfois un individu qui n’a trouvé aucune autre manière d’exister socialement car nos sociétés occidentales traversent une crise silencieuse du sens. Le progrès matériel n’a pas été accompagné d’un progrès équivalent sur le plan humain, relationnel et spirituel. L’individu est sommé d’être libre, performant, autonome, mais se retrouve souvent seul face à ses échecs. Le collectif s’effrite, les repères se brouillent, et la promesse d’un avenir meilleur paraît de plus en plus abstraite. Dans ce contexte, la répression répond à un malaise qu’elle contribue parfois à renforcer. En éliminant des acteurs visibles du trafic, on ne fait que déplacer le problème. D’autres prendront leur place, souvent plus jeunes, plus désespérés, plus malléables. La spirale continue, nourrie par une demande qui ne faiblit pas. Car tant que le malaise persiste, les produits qui permettent de l’oublier continueront de circuler.
Mener une réflexion profonde sur ce qui ne fonctionne plus suppose du courage politique et collectif. Cela implique de questionner nos modèles économiques, notre rapport au travail, à la réussite, à l’échec. Cela suppose de repenser l’éducation, l’accompagnement des jeunes, la prévention des addictions, mais aussi la place accordée à la vulnérabilité. Une société qui refuse de regarder ses fragilités en face les verra réapparaître sous des formes de plus en plus destructrices.
Il ne s’agit pas de nier la nécessité de la loi ni de la sécurité. Il s’agit de reconnaître que la force seule ne suffit pas. La véritable bataille se joue en amont, là où se construisent les trajectoires de vie. Tant que nous continuerons à traiter des êtres humains comme de simples variables d’un système, certains chercheront à s’en extraire par tous les moyens, y compris les plus destructeurs. Peut-être est-il temps d’admettre que la question n’est pas seulement « comment lutter contre le crime », mais « quelle société sommes-nous en train de construire ». Car les mondes parallèles dans lesquels tant de personnes se réfugient sont souvent le miroir d’un monde réel qui ne leur a plus donné de place.
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