Tout ce qui se passe aujourd’hui semble irréel. Nous évoluons dans un décor où les repères se brouillent, où les rôles se redistribuent chaque jour au gré des humeurs d’un metteur en scène invisible. Le monde ressemblait autrefois à une pièce imparfaite, certes, mais dont les acteurs acceptaient au moins un script commun. Une organisation plus ou moins mondiale s’était esquissée : des règles étaient respectées, des compromis laborieux arrachés dans les coulisses de la diplomatie, des équilibres fragiles maintenus tant bien que mal. Chacun, dans ce grand théâtre, consentait à jouer sa partition pour éviter que la pièce ne sombre dans le chaos.
Or, depuis quelques années, les projecteurs éclairent un tout autre spectacle. Chaque matin, un théâtre se joue sous nos yeux : certains y deviennent des héros, acclamés par les foules, tandis que d’autres commettent des crimes dans l’indifférence glacée de nations entières. Le rideau se lève sur une tragédie où la morale ne semble plus guider les actes, où les applaudissements se distribuent non pas selon la vertu ou la justice, mais au gré de la force brute et de la peur qu’elle inspire. L’idée que la vie est un théâtre n’est pas nouvelle. Shakespeare écrivait déjà que « le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ». Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est la nature du spectacle : il n’est plus comédie ni même drame, il devient tragédie. La légèreté qui permettait autrefois de sourire devant les absurdités du quotidien s’est évaporée. À sa place, une gravité pesante, où les scènes se succèdent sans nous laisser le temps de reprendre notre souffle.
Dans ce théâtre contemporain, ce n’est plus la raison qui gouverne, mais la force. Les règles qui structuraient tant bien que mal nos sociétés mondialisées se fissurent. Les institutions internationales apparaissent impuissantes, les voix de la sagesse inaudibles. On célèbre des héros de circonstance, façonnés par la communication et les réseaux sociaux, pendant que d’innombrables tragédies humaines passent sous silence. Des guerres éclatent, des peuples entiers souffrent, mais l’indifférence domine : ce qui ne cadre pas avec le récit voulu par le roi et ses bouffons n’existe tout simplement pas. Le plus fort décide, tel un roi autoproclamé, et autour de lui gravitent des courtisans empressés, des « fous du roi » prêts à toutes les pirouettes pour lui plaire. La parole dissidente, la réflexion critique, l’analyse nuancée n’ont plus droit de cité : elles sont aussitôt balayées comme des apartés inutiles qui dérangent la mise en scène officielle. Le spectateur qui ose protester est réduit au silence ou relégué dans l’ombre. Cette inversion des valeurs est lourde de conséquences. Là où la règle devrait s’imposer à tous, c’est désormais la volonté d’un seul ou de quelques-uns qui fait loi. Le théâtre se transforme en arène, et les spectateurs, malgré eux, deviennent complices de la pièce qui se joue.
La question demeure : jusqu’où ce chaos peut-il nous mener ? L’histoire nous enseigne que toute tragédie finit par trouver son dénouement, qu’après l’excès vient souvent la chute. Mais nul ne peut prédire quand ni comment. Certains attendent l’apparition d’un nouveau David, assez courageux pour affronter le Goliath moderne. Mais l’espoir est fragile : la peur, l’indifférence et la résignation paralysent trop souvent les consciences. Il est probable que les prochaines années soient marquées par de nouveaux désordres, par une instabilité où les certitudes d’hier s’effondreront les unes après les autres. Le rideau ne tombera pas de sitôt, et le spectacle risque de devenir plus sombre encore avant qu’un nouvel ordre ne puisse émerger. Mais peut-être faut-il traverser cette obscurité pour qu’enfin, dans la fatigue du chaos, naisse une volonté commune de réécrire le scénario.
L’espoir réside dans la conviction qu’aucun roi, aussi puissant soit-il, ne peut éternellement imposer son récit. L’histoire montre que les empires s’écroulent, que les tragédies laissent place à de nouveaux actes, parfois porteurs de renouveau. Il faudra sans doute du courage, une poignée de voix insoumises prêtes à braver le ridicule ou la censure pour rappeler que le théâtre de la vie n’est pas condamné à demeurer une tragédie. Le jour viendra peut-être où les héros ne seront plus désignés par un roi capricieux, mais reconnus pour leurs actes, leur sens de la justice et leur capacité à servir le bien commun. Ce jour-là, la pièce changera de ton : le théâtre de la vie, sans perdre sa gravité, retrouvera une dignité qui nous permettra à nouveau d’espérer… et, qui sait, de sourire.
Retrouvez l’ensemble de nos articles Inside