Longtemps considéré comme un produit d’exception réservé aux élites, le chocolat est devenu au fil des siècles un plaisir universel. Pourtant, cette gourmandise accessible risque de redevenir un luxe. Depuis plusieurs mois, son prix connaît une envolée spectaculaire, portée par une combinaison de facteurs climatiques, économiques et structurels. Une crise qui soulève des enjeux majeurs pour l’ensemble de la filière, et met en lumière les inégalités persistantes entre producteurs et industriels.
Le cacao, ingrédient clé du chocolat, provient principalement de régions équatoriales, où les conditions climatiques sont propices à sa culture. L’Afrique de l’Ouest — notamment la Côte d’Ivoire et le Ghana — assure à elle seule plus de 60 % de la production mondiale. Or, ces deux pays font face à des défis croissants liés au dérèglement climatique : sécheresses prolongées, pluies erratiques, propagation de maladies comme le swollen shoot (virus dévastateur pour les cacaoyers) réduisent considérablement les rendements. En 2024, cette situation s’est aggravée. Les récoltes en forte baisse ont entraîné une chute des stocks mondiaux, propulsant les prix du cacao à des niveaux jamais atteints. À la fin du premier trimestre, la tonne de cacao a franchi la barre des 10 000 dollars sur les marchés internationaux — un record absolu, doublant presque en quelques mois. Cette flambée des prix intervient alors que la demande mondiale de chocolat reste soutenue. Les marchés émergents, notamment en Asie, s’ouvrent de plus en plus à ce produit, tandis que dans les pays occidentaux, les consommateurs recherchent des chocolats plus riches en cacao, souvent biologiques ou issus du commerce équitable. Cette tendance accentue la pression sur l’offre. Pour maintenir leurs marges, les industriels n’hésitent pas à répercuter les hausses de coûts sur le prix final. À cela s’ajoutent les effets de l’inflation générale, exacerbée par les tensions géopolitiques, la crise énergétique et les perturbations logistiques. Résultat : les tablettes de chocolat deviennent sensiblement plus chères dans les rayons.
À première vue, la hausse des prix du cacao pourrait laisser penser que les producteurs bénéficient d’une meilleure rémunération. Mais sur le terrain, la réalité est bien plus nuancée. En Côte d’Ivoire comme au Ghana, la majorité des petits exploitants vivent sous le seuil de pauvreté, avec un revenu moyen estimé à moins de deux dollars par jour. Les mécanismes de prix plancher instaurés par les gouvernements locaux restent insuffisants, car une grande partie de la valeur ajoutée est captée par les intermédiaires, les exportateurs et les taxes. Seules les coopératives certifiées, engagées dans des démarches de commerce équitable, parviennent à offrir de meilleures conditions de vie aux cultivateurs. Mais elles ne représentent encore qu’une minorité dans un marché globalisé dominé par des logiques de rendement et de volume. Ce déséquilibre profite en revanche aux grands groupes agroalimentaires, comme Nestlé, Mondelez ou Barry Callebaut, qui contrôlent une large part de la transformation du cacao. Grâce à leur puissance logistique et commerciale, ces multinationales peuvent ajuster leurs prix sans entamer leurs marges. La grande distribution n’est pas en reste : elle pratique souvent la « shrinkflation », c’est-à-dire une réduction discrète du poids des produits sans baisse de prix, voire avec une augmentation. Autre facteur aggravant : la spéculation financière. Les investisseurs misent sur la rareté du cacao pour générer des profits, accentuant la volatilité des cours. Cette financiarisation déconnecte encore davantage les marchés des réalités agricoles, au détriment des petits producteurs.
À moyen et long terme, l’avenir du chocolat reste incertain. Le changement climatique pourrait rendre certaines zones de culture inexploitables, forçant les industriels à explorer d’autres régions comme l’Amérique latine ou l’Asie du Sud-Est. Des recherches sont en cours pour développer des variétés de cacaoyers plus résistantes, mais leur adoption à grande échelle prendra du temps. Dans l’intervalle, le chocolat risque de devenir un produit plus rare, plus cher, voire réservé aux occasions spéciales.
Pour éviter ce scénario, il est urgent de rééquilibrer la chaîne de valeur, de mieux rémunérer les producteurs et d’investir dans des pratiques agricoles durables. Sans une transformation profonde du système, cette douceur tant aimée pourrait bien devenir un luxe inaccessible pour beaucoup.
Retrouvez l’ensemble de nos articles Inside